Un livre dans ma valise Europe,Témoignages Bordeaux : l’inévitable Montaigne !

Bordeaux : l’inévitable Montaigne !


Montaigne - Bordeaux

Après avoir évoqué son travail de recherche sur Bordeaux, Mariane Fiori expose son travail autour du XVIe siècle et de Montaigne pour son roman jeunesse « les bottes du gentilhomme » (Milathéa).

Pourquoi avez-vous choisi d’ancrer l’intrigue au XVIe siècle ?
Parce que j’avais décidé de mettre Montaigne dans mon roman ! Ce n’était pas la solution la plus simple, loin s’en faut : le XVIe siècle est une période pour laquelle on trouve une documentation moins riche sur Bordeaux, des archives ont été perdues. Cependant, en procédant avec rigueur et méthode, on peut reconstruire les éléments historiques manquants par déduction et par hypothèse, à partir de données existantes.

C’est un siècle qui n’est pas simple à penser, dans les mentalités comme dans les faits. On y rencontre les restes du Moyen-Age et les bases de ce qui fonde aujourd’hui encore notre modernité. C’est un entre-deux. Sur le plan politique et social, c’est une période éminemment complexe, qui conjugue la naissance de l’Etat moderne et une amorce de centralisation, tandis que demeurent les échelons administratifs de la féodalité, qui encombrent les institutions à tous les niveaux. On le voit dans le roman : lors du procès, le jugement mobilise les instances municipales et ensuite est acté par le Parlement Royal. Par ailleurs, la politique est compliquée par l’élément religieux, à l’origine de divisions factieuses. On est souvent tenté de rapprocher cette époque de la nôtre, à cause des fanatismes religieux, de l’instabilité sociale et de la « mondialisation des échanges ». Or, s’il y a un rapprochement à opérer, c’est par-delà ces apparences, en remontant à la cause et en s’interrogeant sur ce qui sous-tend les polémiques confessionnelles : une problématique identitaire.

Les tensions religieuses ne sont que le syndrome d’une perte d’identité, au singulier comme au collectif, qui se traduit par la dépersonnalisation du sujet dans un monde dont les frontières s’agrandissent. Et ce malaise dans la subjectivité est né précisément à la Renaissance, avec la découverte de l’Amérique, ce coin enfoncé dans la conscience occidentale, dont elle ne s’est toujours pas remise cinq cents ans plus tard. Ce gouffre identitaire ouvert entre l’Europe et l’Amérique a pour corollaire le colonialisme moderne, engagé depuis 1492 et pour longtemps dans une dialectique identitaire/dépersonnalisante.

Le personnage de Montaigne que vous dépeignez est-il proche du vrai Montaigne ?
Le livre n’aurait aucun intérêt s’il ne l’était pas. Mais de quel Montaigne croit-on parler, dès lors qu’il s’agirait du « vrai Montaigne » ?

Serait-ce le personnage entendu des manuels scolaires, le Montaigne désigné par les enseignants, spécialistes de littérature mais non écrivains ? Serait-ce le personnage des historiens, qui s’en tiennent aux documents d’époque interprétés et lus par leurs yeux d’aujourd’hui, certes avec rigueur mais en reconduisant avec bienveillance l’archétype identifié et borné par leurs prédécesseurs ?

Le personnage de l’écrivain tel qu’on nous le présente dans les livres ou dans l’enseignement est porteur de mythes infondés que l’on n’interroge jamais. Le mythe de l’écrivain et de l’artiste reconduit depuis le XIXe siècle cause beaucoup de mal aux auteurs vivants.

Il faut s’interroger là où personne ne le fait.

Comment pouvez-vous définir les rapports entre Montaigne et ses proches ?
De même, les rapports de Montaigne avec ses proches n’étaient pas forcément ceux qu’il a déclaré publiquement avoir, et dont j’esquisse un portrait domestique. Les historiens rapportent volontiers la mésentente entre la mère et le fils sans jamais questionner la part du préjugé misogyne qui a pu nourrir une telle assertion, les littéraires relèvent systématiquement l’absence de mention de sa mère par Montaigne dans ses écrits. Or, comme l’a mis en évidence Sophie Jama (L’histoire juive de Montaigne, Flammarion, 2001), les origines juives d’Antoinette Lopez de Villanueva ne sont peut-être pas étrangères à ce silence prudent. Des ancêtres de Montaigne furent brûlés en Espagne par l’Inquisition parce que juifs, et si Bordeaux jouissait à l’époque d’une relative tolérance pour ses « Portugais » et « Espagnols », ailleurs ils purent encourir le bûcher pour hérésie, à Toulouse par exemple, à la même époque. Les Eyquem de Montaigne étaient des marranes, et il est quasi impossible de connaître leur degré d’attachement à leurs origines.

Montaigne dit dans les Essais qu’il ne connaît pas le grec, et qu’il a oublié le latin de son enfance, mais nous savons qu’il ment puisque aux poutres de la librairie de sa tour, aujourd’hui encore, on lit les inscriptions grecques et latines qu’il a faites graver. Et il parlait et écrivait couramment l’italien, qui n’est que du latin tardif. Eût-il connu et pratiqué l’hébreu que nous n’en saurions rien. Il ne fait pas bon dire que l’on lit l’hébreu en cette fin de XVI° siècle ! Le grec lui-même était suspect depuis le début de la Réforme… Alors j’ai accordé à la famille de Montaigne la pratique d’une coutume juive méditerranéenne : celle de l’hospitalité messianique ; en accueillant Philibert sous leur toit, ils offrent une bénédiction symbolique à l’orphelin.

Lorsqu’il naît en 1533, Michel, fils de Pierre Eyquem et d’Antoinette Lopez de Villanueva, succède à deux frères aînés morts en bas-âge. Ce sera le premier enfant survivant d’Antoinette et de Pierre, ce qui explique le surinvestissement dont son père fait preuve à son égard, lui conférant la place qu’on appelle aujourd’hui en psychanalyse de « l’enfant pansement », ou « enfant de la réparation ». C’est-à-dire que le petit Michel va intégrer, inconsciemment, l’angoisse de mort et la survalorisation que ses parents font porter sur lui : Pierre Eyquem le met en nourrice auprès d’un couple de paysans, afin qu’il apprenne la simplicité et une certaine idée de l’égalité par-delà les classes sociales, cette éthique propre à la noblesse française. Ensuite, il aura un précepteur qui lui enseignera la langue internationale dominante de son époque : le latin ; dans la maisonnée, de même, les domestiques ne lui parleront que latin. Ce qui fera du petit Michel un enfant bien singulier, et porté à s’interroger sur sa subjectivité, puisque distancié de ses parents et de ses futurs condisciples au collège de Guyenne.

Deuils précoces et mission de réparation, coupure linguistique d’avec la langue commune et initiation à une langue étrangère, c’est-à-dire à l’étrangeté de la langue comme à l’appréhension de l’étranger par le langage : les éléments sont réunis pour faire de Michel un écrivain, et par là-même le détourner des ambitions sociales inassouvies que son père espérait transférer sur lui. Michel n’entend pas devenir un Pierre Eyquem numéro deux, bien qu’il ait ses entrées à la cour de France, proche du roi et  diplomate habile. En vérité, il n’aspire qu’à se retrancher du monde dans sa tour, auprès des livres anciens et dans ses manuscrits. La déception des parents est immense et c’est à la lumière de leurs illusions projectives qu’il faut relire le testament sévère qu’ils font acter pour leur fils.

Comment expliquez-vous que Montaigne se soit tant investi dans l’histoire du prieuré que vous relatez dans votre roman ?
La mort précoce des aînés et son état d’enfant survivant, enfant de la réparation, peuvent expliquer l’investissement du maire de Bordeaux dans l’affaire du prieuré Saint-Jacmes qui éclata à l’hiver 1582, et qui ne concernait que des orphelins. Les jésuites détournèrent les fonds affectés à l’orphelinat, laissant mourir de faim et de maladie les enfants trouvés. Le jugement* porte la marque de l’humanisme de Montaigne, qui stipule que les enfants trouvés doivent être placés en apprentissage à l’age de 5 ans ou admis à suivre des enseignements s’ils révèlent des dispositions pour l’étude.

Ce jugement dit en substance que chaque enfant est un petit Montaigne, voire est susceptible de devenir un futur Montaigne. Le souci de l’enfant, la valeur de la vie, mais aussi la dignité de la petite personne humaine, Montaigne les a probablement hérités de son père. A cette date, il n’est pas encore père et a eu à affronter la perte de deux nouveaux-nés. Il est probable que Montaigne fut animé par un sentiment  personnel de dette envers les enfants morts, quels qu’ils soient. Il est faux de dire que le sentiment de la mort chez Montaigne est apparu en lui à la mort de La Boétie, ou après sa chute de cheval, probable facteur déclenchant de l’écriture des Essais, comme a pu l’écrire Lacan. Ce sentiment était là, dans l’ombre de sa conscience, depuis toujours.

Par ces côtés-là comme par d’autres éléments d’histoire commune, Montaigne c’est moi. L’enfant comme l’écrivain, inventeur de la subjectivité incertaine de la modernité, ce je qui n’est jamais l’homme réel, l’homme privé, mais la narration et l’expression pour elles-mêmes. Nous sommes liés par d’étranges coïncidences, et  si je me suis approprié Montaigne dans un livre, c’est qu’il fait partie de ma famille.

Propos recueillis par Sandrine Damie

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